Mémoires Croisées

La loi du sang – Penser et agir en nazi – Mardi du Cercil, 12 octobre 2015

Johann Chapoutot

N.Castagnez présente le travail de J.Chapoutot et réfute 2 « explications » souvent avancées à propos des nazis : la folie de leur chef, le Sonderweg allemand (La « voie particulière des Allemands ») Éléments biographiques et bibliographiques : http://www.ihtp.cnrs.fr/spip.php%3Farticle1507.html

J.Chapoutot a pour objectif de cartographier l’univers mental des nazis, il n’y a ni folie, ni pur sadisme, ni « barbarie germanique ». cf Christian Ingrao : http://www.ihtp.cnrs.fr/spip.php%3Farticle751.html.

 

  1. Chapoutot s’est appuyé sur d’énormes sources dont les textes normatifs des nazis (juristes, scientifiques), il en retire les 3 parties de La loi du sang :

=>Procréer, respect de la race pure ; procréer en nombre et en qualité

=>Combattre, sauver le peuple allemand qu’ils estiment attaqué de toutes parts

=>Régner ; assurer la domination des Allemands sur l’Europe ce que J.Chapoutot qualifie de dystopie raciale (ou contre-utopie).

J.Chapoutot fait un préambule à son intervention. Il rappelle que l’Histoire est une science humaine, il s’agit de comprendre, d’approcher la vérité, pas de juger. Cf Marc Bloch Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien. Comprendre par exemple comment on a pu croire aux pouvoirs des rois thaumaturges et quand on a cessé d’y croire. Dans l’étude des nazis, J.Chapoutot cherche à définir leur univers mental, afin de comprendre ceux qui ont arrêté et tué M Bloch.

Il faut bien garder à l’esprit que ces bourreaux sont des êtres humains. Les éléments qui définissent les Allemands [la culture allemande] du point de vue nazi, n’ont pour la plupart rien d’original, ils sont communs à la culture occidentale depuis la fin du XIXes (racisme, antisémitisme, eugénisme, colonialisme).

Les crimes auraient été irréalisables sans le concours des gendarmes français, des Oustachis, des antisémites baltes… soit ceux-ci croyaient à un ordre nouveau, soit ils en espéraient des retombées matérielles. Beaucoup de participants aux crimes ne sont pas des Allemands. Après-guerre, l’antisémitisme a perduré, il rappelle les pogroms de Pologne en 1946-47-49 (cf. Jan T. Gross, La Peur. L’antisémitisme en Pologne après Auschwitz, Calmann-Lévy), en Afrique du Sud, un régime pro-nazi s’installe au pouvoir.

Il s’agit donc de comprendre ce qui fait que des hommes ont pu faire ça à des hommes.

Sources : le terrain d’exercice des historiens, il a dépouillé 100 000 pages de sources juridiques, revues de la SS, films … pendant 10 années, cela permet d’établir la vision nazie de l’histoire et ce qu’ils proposent pour leur temps présent et l’avenir, leur vision de l’Histoire est catastrophiste.

Ces sources montrent la multiplicité des normes nazies : normes juridiques, morales, formulées par les médecins, les juristes, très investis dans le nazisme dès 1933 ; il y a aussi beaucoup d’historiens. Ces normes sont très concrètes, par exemple dans le domaine de la biologie : comment procréer, comment soigner le corps, les bébés….

Mais ces normes étaient-elles connues ? J. Chapoutot montre leur diffusion par la presse, l’enseignement, les loisirs comme le cinéma. Il cite un film de fiction de 1941 J’accuse : 8 millions de spectateurs, le héros, un médecin, tue son épouse malade, il lui offre ainsi une fin miséricordieuse et il délivre la communauté du peuple d’un « ballast » et un film documentaire Toute vie est combat (tant pour les hommes que pour les animaux, c’est la loi de la nature) diffusé dans les écoles à partir de 1937, ils répandent ainsi les idées du darwinisme social.

=> Ces sources permettent de dégager 3 axes, injonctions, impératifs nazis, 3 temps de la vie d’un individu, de la race selon les nazis :

procréer : le temps de l’origine de la race, combattre : le temps de l’Histoire, régner : après l’Histoire, la libération par le règne. Les nazis falsifient l’Histoire, ils sont fixistes : il y a des types humains qui ne changent pas. Les Juifs et les Germains luttent entre eux depuis 6 000 ans… L’Histoire est perçue comme la souffrance du peuple germanique. Les nazis promettent, cajolent « on sait pourquoi vous êtes malheureux, on va vous sortir de là ». L’idéologie nazie comporte une dimension eschatologique, ils vont faire sortir les Allemands de l’Histoire. Reich est un terme polysémique : État, Empire, ère, le Reich de 1 000 ans n’est pas qu’un slogan, c’est un programme.

Procréer : Le discours eugéniste n’est pas nouveau, il est présent partout en Europe après la 1e GM (même en France, cf. les lois Daladier). Il faut « produire » en quantité et qualité qui doit faire l’objet d’une surveillance d’État. Ils considèrent les races humaines comme des espèces animales, elles ne sont pas interfécondes mais le mélange blanc/noir est possible et crée alors un monstre, un malade mental.  De même, la raciologie n’est pas un fantasme uniquement nazi, partout en Europe, des chaires d’anthropologie raciales sont ouvertes ; les nazis sont des produits de leur époque. La 1e GM a créé un profond traumatisme, 2,5 millions de morts : 1,8 million de soldats, et 600 à 700 000 civils morts de famine liée au blocus et à la grippe espagnole, toutes les familles sont touchées, cela nourrit un discours complotiste : « on voulait notre extermination biologique », les nazis vont s’appuyer sur ce traumatisme.

Pour eux, l’État doit prendre en charge la protection de la race en fixant des normes pour la procréation : comment ? Avec qui ? Pourquoi ? Dès 1933, toute une série de lois doit empêcher les mélanges raciaux. Le produit d’un mélange est toujours un monstre pour les nazis. Cf. les « bâtards rhénans » : enfants nés de femmes allemandes et de soldats des troupes coloniales après l’occupation de la Ruhr, ils sont le mélange de 2 races donc ils présentent 2 personnalités ce qui mène à la schizophrénie pour les nazis ; ils subiront une castration chimique en 1937.

Le pire mélange est celui du Juif et du Germain. Ils seront les premiers visés par l’obsession exterminatrice, « il faut les abattre à vue », dès 1939 en Pologne et 1941 en URSS. Gengis Khan, roux aux yeux bleus, est l’un de ces monstres, un mélange de Juif et de Germain, il a la puissance du Germain mais la rage de détruire du Juif. Pour lutter contre la dégénérescence, il faut donc procréer entre pairs. Les nazis exècrent l’homosexualité au nom de la loi de la nature, mais uniquement pour les Germains (ils ne sont pas gênés par l’homosexualité d’Abel Bonnard).

Pour procréer en quantité la femme doit rester au foyer, elle est refoulée hors de l’espace public. Mais lorsque 18 millions d’hommes seront sous les drapeaux, les femmes sont remises au travail et, paradoxalement, cela a été un grand facteur d’émancipation féminine (c’est la CDU d’Adenauer qui a replacé la femme allemande au foyer). Selon Hitler, l’émancipation des femmes est une invention des Juifs car cela détruit la communauté du peuple (Volksgemeinschaft), les femmes sont là pour procréer, leur champ de bataille est la table d’accouchement.

Les nazis refusent les droits libéraux issus de la Révolution française (refus d’un droit universaliste). Ils ont une conception différencialiste de l’humanité. Les individus ne sont pas égaux, ils sont assignés à une place par leur nature. Il faut revenir aux origines : les Germains, avant le judaïsme et le christianisme (le Juif Saul devenu saint Paul). L’évangélisation a été violente et a apporté de nouvelles normes contraires à la race nordique: monogamie, vêtement et pudeur, notion de péché, ce qui a eu pour conséquence la fin de l’innocence naturelle. Là encore ce n’est pas un discours nouveau, il était très présent en Autriche au XIXe s. En 1944-45, les nazis veulent rétablir la polygamie germanique dans le contexte de l’hémorragie liée à la guerre.

Combattre : « Toute vie est combat », l’expression est peu originale, banale dans le contexte européen du XIXe s, elle constitue la vulgate du darwinisme social alors que Darwin a bien précisé que ce n’était pas adapté à l’Homme qui vit dans un monde d’empathie, il n’y en a pas entre la hyène et l’antilope. Dans le contexte de la colonisation, il n’est pas entendu. Les nazis sont des darwinistes sociaux : il faut respecter la loi naturelle, ne pas donner à ceux qui ont moins et respecter la loi du plus fort. J.Chapoutot insiste sur 2 points qui diffèrent d’avec ce que l’on enseigne habituellement : les nazis ne veulent pas créer un homme nouveau mais revenir à un homme ancien. Ils sont anti-étatistes car l’État est statique, la vie est le mouvement, ils veulent abolir les normes, lever les entraves ordonnées par l’État ; le but ultime est de détruire l’Etat au profit des agences jugées plus performantes, ils jettent les bases de ce que l’on appelle aujourd’hui le management. Ainsi faut-il lever les normes que sont les droits civil et pénal ; ne pas s’embarrasser des entraves du juge ; « laissons la police faire », cela crée un imperium policier sans contrôle judiciaire. Codes et normes sont perçus comme des inventions des Juifs. En politique extérieure, il faut supprimer le droit international, tout ce qui a été inventé depuis 1648, oublier le droit de la guerre, les droits des peuples, la convention de Genève, sauf peut-être pour les Français ou les Belges, mais pas pour les Slaves, les Serbes, les Juifs. Ce serait une faute contre la race de leur appliquer ces normes. Pour H.Franck, un des plus grands juristes nazis, le droit c’est ce qui sert le peuple allemand, les troupes peuvent donc agir en toute bonne conscience, elles sont persuadées de se défendre en toute légitimité. Au printemps et à l’été 44, la France connaît les massacres de Tulle, Oradour, Maillé, il s’agit d’une politique de terre brûlée qui vise à assécher le terrorisme, ces massacres sont perpétués par des troupes qui viennent du front Est, l’URSS a connu 5000 « Oradour », la Grèce 500.

Régner : Comme le Front Populaire, les nazis ont tenu leurs promesses : congés payés, poste de radio, croisières, musique à l’usine, grâce à la KdF (Kraft durch Freude : la force par la joie, organisation de loisirs contrôlée par les nazis), ils ont donné aux Allemands la fierté d’une Allemagne redevenue un grand pays. Une promesse nazie n’a pas été tenue : la libération, la sortie de l’Histoire, mettre fin à l’Histoire par la paix. L’utopie connaît un début de réalisation concrète à l’Est, plusieurs agences élaborent le Generalplan ost, Plan général pour l’Est : après la conquête militaire jusqu’à l’Oural et un nettoyage ethnique, des paysans-soldats germains mettront en valeur la marche agricole. Tout est pensé dans les moindres détails : autoroute Berlin-Moscou, train à grande vitesse, normes d’écartement des rails, droit foncier, parcelles redessinées, droit fiscal, pas d’impôts pour les familles de plus de 4 enfants qui deviendront alors propriétaires de la terre qu’elles cultivent (à condition qu’elles restent performantes). Les objectifs sont de passer de 80 à 250 millions de Germains, puis à 600 millions en 250 ans et 4 milliards en 400 ans. Ce plan reflète la synergie de l’hyper-modernité technocratique et de l’archaïsme religieux millénariste. En 1941 a lieu à Berlin, une exposition d’un village modèle pour ces nouveaux colons, tout est prévu, les clôtures, les jardins… et même la cuisine intégrée. L’Est est le lieu concret de l’eschatologie, c’est dans l’ici-bas que la race doit devenir éternelle.

Questions de la salle :

Quand voyez-vous naître cet idéal ?

Tout est là dès le milieu du XIXè s. Ces idées se sont agrégées lors d’un 1er moment : la crise des années 1880- 1890, à laquelle s’ajoute la peur de la submersion démographique avec les courants migratoires dus aux pogroms en Russie, puis lors d’un 2e moment avec le traumatisme lié à la 1e GM, au traité de Versailles, à la perte des colonies et lors d’un 3 e moment : la crise des années 20. Le nazisme apparaît alors comme une planche de salut après la 1e GM

Quel rapport ont les nazis avec le capitalisme libéral ?

Au départ, le capitalisme libéral n’est pas bien accepté, l’industrialisation a été plus récente en Allemagne, il faut la protéger. Ils pensent qu’ils pourront construire une société égalitaire en se finançant avec les conquêtes de guerre. Mais arrivés au pouvoir, l’Allemagne nazie devient comme une zone franche avec la « Sainte alliance » entre le patronat et les nazis. Les investissements internationaux affluent, Henry Ford est décoré de la plus haute distinction nazie. Après-guerre, les cadres de la SS se sont recyclés dans l’économie, ce sont de bons administrateurs et ils ont l’habitude de travailler en réseaux, ils se connaissent.

Comment expliquer que très rapidement les nazis ont effacé la philosophie allemande de Kant ?

Le Traité de Versailles et la création de la SDN reposent sur les idées de Kant reprises par Wilson, l’Allemagne est humiliée, affaiblie. L’Humanisme, les Lumières ont répandu l’idée d’une paix par le droit, la négociation, les libéraux sont des complices de Wilson. Les nazis refusent un droit global universaliste.

À partir de quand la détermination s’essouffle-t-elle ?

La détermination se renforce à partir de 1943 lorsque l’Allemagne se sent menacée, tous les Allemands veulent défendre la patrie, les nazis leur ont transmis la peur de l’armée rouge en utilisant pour leur propagande les massacres perpétrés par l’Armée rouge à Nemmersdorf en Prusse en octobre 1944.

Pourquoi ont-ils détruit les preuves de la Shoah ?

Les nazis se considèrent comme l’avant-garde des 80 millions d’Allemands, l’élite intellectuelle et morale mais pour l’arrière garde, il faudra encore des générations pour recréer le vrai Germain, il faut donc cacher ce qui ne serait pas encore accepté par tous.

Quelle est la place des Tziganes ?

Les nazis ne sont pas d’accord entre eux, pour certains, les Tziganes sont potentiellement sauvables, pour d’autres, ils sont un mélange syro-arabo-juif donc à exterminer, la politique envers eux est donc incohérente.

N’y a-t-il pas une contradiction entre la planification et le refus de l’État ?

En fait à l’Est, beaucoup de choses se font dans l’urgence d’où le recours à des agences telles le RKF (1939) [Reichskommissariat [-kommisar] für die Festigung deutschen Volkstums] le Commissariat du Reich pour le renforcement de la race allemande et le RuSHA [Rasse und Siedlungshauptant de SS] Office central de la race et de la colonisation de la SS qui sont en concurrence. ” Quelle est la mémoire du Moyen Age, l’image de Charlemagne ? Charlemagne est très mal vu, il a introduit le christianisme ; le Saint Empire Romain Germanique est conspué, de même que l’Empire multinational des Habsbourg ou des Hohenzollern. Seul l’Empire romain trouve grâce aux yeux d’Hitler… avant l’édit de Caracalla. Au début, Hitler éprouve une certaine admiration pour le christianisme, institution qui dure depuis 2000 ans, « les curaillons y savent y faire », puis il le condamne au nom de l’anti-judaïsme mais il agit avec pragmatisme : catholiques et protestants sont des idiots utiles car ils sont conservateurs, anti-communistes et antisémites, il va s’appuyer sur eux. « Le nazisme est un grand bassin collecteur » pour les ambitieux, les frustrés, les nationalistes, les antisémites…

 

(Auteures :  Christine Blet et Arlette Pature)